Nous rencontrons d’abord la Bête d’Orléans au pays Dunois, sur les bords de la capricieuse Conie, avec la légende si triste des amoureux de Péronville ; nous la voyons ensuite reparaître à chaque grande calamité publique. La bande d’Orgères, avec ses chauffeurs, ne cause pas plus d’effroi que la Bête d’Orléans, un peu semblable d’aspect, pour ceux qui l’ont vue, au Sanglier des Ardennes. Quelle course vagabonde et sanguinaire ! Un matin, on apprend qu’elle a jeté la terreur dans un village des environs de Vendôme, et le soir même qu’elle a dévoré quatre petits enfants de la paroisse de Saint-Rémy-sur-Avre, aux portes de Dreux. La fois suivante, c’est une jeune bergère, nommée Jeannine, qui ramenait les moutons à la ferme, que la Bête a emportée dans la forêt, et dont on a retrouvé le corps à moitié dévoré dans un ravin. Une autre fois, c’est un marchand rouennais, qui s’en retournait de la foire de Beaucaire, en passant la forêt d’Orléans, et que le monstre « hideux » se divertit à mettre en morceaux, ne respectant de sa victime que les bottes et le chapeau. La Bête échappait à toutes les battues ; au dire des chasseurs, les chiens refusaient de donner sur elle et s’enfuyaient en hurlant sitôt qu’ils l’apercevaient. Aucun toutefois ne se vantait d’avoir tiré dessus ; mais leurs balles de plomb s’étaient aplaties sur son corps. De guerre lasse ils se servirent de pièces d’argent repliées, et la Bête fut mortellement blessée ; ce qui ne l’empêchait pas, le lendemain, de faire de nouvelles victimes aux abords de la forêt, voire en plaine. Cela se passait en 1806. Les guerres de Napoléon n’occupaient certes pas autant les esprits que les exploits de cet animal pervers, jamais saoûl de sang humain. Particularité plus extraordinaire, la Bête était véhémentement soupçonnée d’avoir son gîte au chef-lieu de départemant du Loiret, soupçon auquel, bien entendu, la gendarmerie ne pouvait guère prêter une oreille trop attentive vu son étrangeté. A la veillée, dans l’étable, durant les longs soirs d’hiver, c’était à qui contenait « quelque chose » de la Bête. Souvent, le conteur lui-même avait des sueurs froides en narrant son histoire. « Non, s’exclamait-il, ce n’est pas Dieu possible !… Tout de même, ceux d’Orléans pourraient bien garder leur Bête chez eux ; nous ne leur faisons point de mal, nous ! » Alors, pour se ragaillardir, le chœur des veillonneux entonnait une complainte. Toutefois, pour psalmodier celle-ci, il fallait être « en nombre », et en nombre impair : jamais moins de neuf, jamais plus de treize. Comprenne qui pourra le sens cabalistique de cette règle ! Cela se chantait sur l’air de Pyrame et Tisbe : Venez, mes chers amis, Entendre les récits De la bête sauvage Qui court par les champs, A l’entour d’Orléans, Fait un très grand carnage.bête d’Orléans L’on ne peut que pleurer En voulant réciter La peine et la misère De tous ces pauvres gens Déchirés par la dent D’cett’ bête sanguinaire. Le pauvre malheureux, Dans ce désrodre frreux, Pleure et se désespère : Il cherche ses parents ; Le père, ses enfants, Les enfants, père et mère. Qui pourrait de sang-froid Entrer dedans ces bois Sans une crainte extrême, En voyant les débris De ses plus chers amis Ou de celle qu’il aime ? L’animal acharné, Et plein de cruauté, Dans ces lieux obscurs Déchire par lambeaux, Emporte les morceaux Des pauvres créatures. Prions le Tout-Puissant Qu’il nous délivr’ des dents De ce monstre horrible, Et par sa sainte main Qu’il guérisse soudain Tout’ ces pauvres victimes. Eh bien ! Qui le croirait, aujourd’hui ? Même en psalmodiant cette naïve complainte, dès le deuxième ou le troisième couplet, l’assistance n’était rien moins que raffermie. Le Bête, qui sait ? guette peut-être aux alentours. Pourvue qu’elle n’aille pas surprendre nos gens au sortir de l’étable ! Rassurez-vous, braves gens ! La Bête a disparu en l’an de grâce 1807, après être allée prendre ses passeports à la gendarmerie d’Orléans ; elle est allée du même pas rejoindre l’âme du sire de Péronville, dont la dureté de cœur fut cause du trépas de deux beaux enfants qui s’aimaient d’amour tendre. Au travers de cette légende de la Bête d’Orléans, que l’on retrouve d’ailleurs en Beauce sous des noms différents, l’allégorie perce avec une persistante ténacité. Il est visible, en effet, qu’elle enveloppe des généralités historiques, à savoir les temps de guerre et de famine. Aucun doute à cet égard, ce nous semble, puisque les historiens sont d’accord avec les chroniqueurs, puisque les archives provinciales témoignent du bien fondé de la tradition populaire, qui n’est du reste, à proprement parler, que la grand-mère de l’Histoire.
Source: Revue du traditionnisme français et étranger 1912
Nous rencontrons d’abord la Bête d’Orléans au pays Dunois, sur les bords de la capricieuse Conie, avec la légende si triste des amoureux de Péronville ; nous la voyons ensuite reparaître à chaque grande calamité publique. La bande d’Orgères, avec ses chauffeurs, ne cause pas plus d’effroi que la Bête d’Orléans, un peu semblable d’aspect, pour ceux qui l’ont vue, au Sanglier des Ardennes. Quelle course vagabonde et sanguinaire ! Un matin, on apprend qu’elle a jeté la terreur dans un village des environs de Vendôme, et le soir même qu’elle a dévoré quatre petits enfants de la paroisse de Saint-Rémy-sur-Avre, aux portes de Dreux. La fois suivante, c’est une jeune bergère, nommée Jeannine, qui ramenait les moutons à la ferme, que la Bête a emportée dans la forêt, et dont on a retrouvé le corps à moitié dévoré dans un ravin. Une autre fois, c’est un marchand rouennais, qui s’en retournait de la foire de Beaucaire, en passant la forêt d’Orléans, et que le monstre « hideux » se divertit à mettre en morceaux, ne respectant de sa victime que les bottes et le chapeau. La Bête échappait à toutes les battues ; au dire des chasseurs, les chiens refusaient de donner sur elle et s’enfuyaient en hurlant sitôt qu’ils l’apercevaient. Aucun toutefois ne se vantait d’avoir tiré dessus ; mais leurs balles de plomb s’étaient aplaties sur son corps. De guerre lasse ils se servirent de pièces d’argent repliées, et la Bête fut mortellement blessée ; ce qui ne l’empêchait pas, le lendemain, de faire de nouvelles victimes aux abords de la forêt, voire en plaine. Cela se passait en 1806. Les guerres de Napoléon n’occupaient certes pas autant les esprits que les exploits de cet animal pervers, jamais saoûl de sang humain. Particularité plus extraordinaire, la Bête était véhémentement soupçonnée d’avoir son gîte au chef-lieu de départemant du Loiret, soupçon auquel, bien entendu, la gendarmerie ne pouvait guère prêter une oreille trop attentive vu son étrangeté. A la veillée, dans l’étable, durant les longs soirs d’hiver, c’était à qui contenait « quelque chose » de la Bête. Souvent, le conteur lui-même avait des sueurs froides en narrant son histoire. « Non, s’exclamait-il, ce n’est pas Dieu possible !… Tout de même, ceux d’Orléans pourraient bien garder leur Bête chez eux ; nous ne leur faisons point de mal, nous ! » Alors, pour se ragaillardir, le chœur des veillonneux entonnait une complainte. Toutefois, pour psalmodier celle-ci, il fallait être « en nombre », et en nombre impair : jamais moins de neuf, jamais plus de treize. Comprenne qui pourra le sens cabalistique de cette règle ! Cela se chantait sur l’air de Pyrame et Tisbe : Venez, mes chers amis, Entendre les récits De la bête sauvage Qui court par les champs, A l’entour d’Orléans, Fait un très grand carnage.bête d’Orléans L’on ne peut que pleurer En voulant réciter La peine et la misère De tous ces pauvres gens Déchirés par la dent D’cett’ bête sanguinaire. Le pauvre malheureux, Dans ce désrodre frreux, Pleure et se désespère : Il cherche ses parents ; Le père, ses enfants, Les enfants, père et mère. Qui pourrait de sang-froid Entrer dedans ces bois Sans une crainte extrême, En voyant les débris De ses plus chers amis Ou de celle qu’il aime ? L’animal acharné, Et plein de cruauté, Dans ces lieux obscurs Déchire par lambeaux, Emporte les morceaux Des pauvres créatures. Prions le Tout-Puissant Qu’il nous délivr’ des dents De ce monstre horrible, Et par sa sainte main Qu’il guérisse soudain Tout’ ces pauvres victimes. Eh bien ! Qui le croirait, aujourd’hui ? Même en psalmodiant cette naïve complainte, dès le deuxième ou le troisième couplet, l’assistance n’était rien moins que raffermie. Le Bête, qui sait ? guette peut-être aux alentours. Pourvue qu’elle n’aille pas surprendre nos gens au sortir de l’étable ! Rassurez-vous, braves gens ! La Bête a disparu en l’an de grâce 1807, après être allée prendre ses passeports à la gendarmerie d’Orléans ; elle est allée du même pas rejoindre l’âme du sire de Péronville, dont la dureté de cœur fut cause du trépas de deux beaux enfants qui s’aimaient d’amour tendre. Au travers de cette légende de la Bête d’Orléans, que l’on retrouve d’ailleurs en Beauce sous des noms différents, l’allégorie perce avec une persistante ténacité. Il est visible, en effet, qu’elle enveloppe des généralités historiques, à savoir les temps de guerre et de famine. Aucun doute à cet égard, ce nous semble, puisque les historiens sont d’accord avec les chroniqueurs, puisque les archives provinciales témoignent du bien fondé de la tradition populaire, qui n’est du reste, à proprement parler, que la grand-mère de l’Histoire.