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La noce s’en allait gaiement, suivant le chemin creux aux talus parfumés de violettes. Les châtaigniers, à droite et à gauche, alignaient en colonnades irrégulières leurs fûts rugueux surmontés d’une verdure tendre, vierge encore des chauds soleils. Les petites vaches rousses, le tabastel au cou, profilaient sur l’herbe des pacages en pente leurs silhouettes osseuses et la finesse de leurs cornes. Les oiseaux s’enfuyaient à courtes envolées, se reposant tous les dix pas dans les buissons des bordures, repartant de nouveau devant le cortège qui avançait toujours. Et tandis qu’on entendait tinter dans le lointain la cloche de l’église où s’était célébré le mariage, le joueur de vielle, en avant des nouveaux époux, interprétait à sa façon la marche nuptiale familière à nos campagnes. C’était un homme à cheveux gris, aux traits maigres, au dos velouté. Il s’en allait, tournant machinalement la manivelle adaptée à la caisse de bois jaune, emplissant le chemin de petites notes pressées, joyeuses comme le vin suret de nos coteaux, faisant mal aux oreilles comme lui. On arriva. On mangea, on but, et les couples s’éparpillèrent dans la campagne, attendant l ’heure de la danse. Quant à moi, mis en verve par d’excellents crus, j’allais me promener seul, rêvant un sonnet à glisser le soir dans la main d’une charmante brune, ma voisine de table. En passant devant une charmille, j’eus l’idée de m’y reposer un moment. J’entrais. Un homme y était assis, dans une attitude de mélancolie profonde. Il ne leva même pas les yeux pour dévisager l’intrus… C’était le ménétrier. Sa vielle à coté de lui, laissait traîner languissamment le flot de rubans noué sur son manche. Et l’homme et l’instrument semblaient envahis tous les deux d’une même douleur. Cet homme a le vin triste, pensai-je. Et je m’éloignai. Votre musicien, dis-je à mon hôte, vous fera défaut ce soir. Il est ivre mort et ne bouge pas plus qu’un terme. – Vous vous trompez, mon cher, il ne boit que de l’eau. Ce que vous avez pris pour de l’ivresse n’est qu’un accès de chagrin. De vieux souvenirs… – Une histoire alors ? – Oui. – Que vous allez me raconter ? – Non, mais que je vais vous lire. Et bientôt il revint porteur d’un manuscrit. – Je vous avertis, me dit-il, qu’à la campagne nous ne sommes pas des blasés. Ne vous étonnez donc pas si vous trouvez quelque feu dans mon écrit. Il ne se pique pas de dilettantisme. Lorsque nous avons à traduire une pensée, un sentiment, une passion, la crainte du naïf ou du convenu ne nous arrête pas. Nos enthousiasmes font parfois sourire, les chemins que nous croyons frayer sont souvent des sentiers battus. Mais qu’est-ce que cela fait ? Une émotion de cet ordre est toujours saine, comment qu’elle se traduise. Et il lut : « Michel, qui parait soixante ans, en a quarante à peine. C’était autrefois un jeune homme aux allures rêveuses, timide comme une fille. Élevé par son grand-père, ménétrier du village, il hérita de son instrument, d’une maisonnette et d’un coin de terre au revers du coteau voisin. Habitué dés l’enfance à jouer de la vielle, Michel se trouva le seul musicien des environs. Aussi la besogne ne lui manquait guère. Pas de noce, pas de fête sans lui. A cette époque où le blé se vendait bien, où les campagnes étaient riches, presque chaque soir on se réunissait chez l’un, chez l’autre, dans une grange à la lueur des chalets, et l’on dansait. Michel était de toutes ces réunions. Monté sur une table, il égrenait toute la soirée les valses et les bourrées, marquant savamment la mesure avec la tête et le pied. Une collecte le payait de sa peine. Dans un bal de campagne, le ménétrier joue un peu le rôle d’un gardien du sérail assistant aux divertissements de son maître, ou d’un chien qui tourne la broche avec défense d’y toucher. Ces réunions dont le décorum n’est pas toujours la qualité distinctive, sont pour le malheureux artiste une source continuelle de tentations. Sous ses yeux passent en tournant les couples étroitement enlacés, les danseurs serrant à deux bras la taille de leur compagne, les filles nouant leurs mains au cou de leur cavalier. Son visage est fouetté par le vent chaud des robes qui balayent la salle, il entend des baisers échangés dans les coins emplis d’ombre, il voit scintiller les gouttelettes qui constellent la moiteur des fronts. A toutes ces excitations, Michel devait forcément succomber. Il devint amoureux d’une jolie blonde, fluette sous ses jupes épaisses, coquette en diable, vive et rieuse comme une mésange. De toutes les danseuses du pays, Fanchette était la plus intrépide. Tout son petit corps frémissait d’aise aux premières mesures qui annonçaient l’ouverture du bal, et jusqu’à l’heure où les derniers fredons s’éteignaient dans la fatigue d’une nuit blanche, elle s’en donnait à cœur joie, prenant à peine le temps de respirer. Tous les gars du village se disputaient le plaisir de danser avec elle, de presser de leurs doigts calleux sa taille frêle dont l’absence de corset laissait onduler la souplesse et s’évaporer la tiédeur. A chaque instant, elle passait sous les yeux de Michel, tantôt perdue et silencieuse, le regard noyé, les lèvres tendues comme pour l’appel d’un baiser, tantôt jasant et caquetant comme une petite perruche en gaieté ; Et le malheureux garçon, à la lumière indécise qui flottait dans la salle, voyait ses cheveux blonds se dorer de reflets vagues, la peau hâlée de sa nuque blanchir en s’enfonçant dans l’entrebâillement du col. Rentré chez lui, la tête pleine de ses contemplations de la soirée, Michel se mettait au lit, et là, devant ses yeux clos, tourbillonnait la chère image, et les mèches blondes de sa chevelure devenaient des frisons d’or fin, et ses yeux bleus prenaient des profondeurs d’étoiles. Michel songeait à épouser Fanchette. La jeune fille n’étant pas riche, c’était pour elle un parti très sortable. Et puis, il se sentait capable de la rendre si heureuse, cette chère fille dont il était fou ! Fanchette, sans doute, était légère, coquette, futile… Mais il l’aimerait tant, il saurait l’entourer d’une si douce atmosphère de tendresse, il en ferait si bien sa reine adorée dont il préviendrait les moindres caprices, que Fanchette ne pourrait, sans être une créature infernale, payer d’un crime cet amour de toutes les heures, ce dévouement de toute une vie. Sa nature timide le fit longtemps hésiter. Mais un jour enfin la grande résolution fut prise… Sa demande fut bien accueillie, et Fanchette, mettant sa petite main dans la sienne, s’engagea solennellement à devenir sa femme. Le mariage, vu quelques formalités longues à remplir, fut fixé à trois mois. Dés lors, Fanchette devint sérieuse et réservée. Michel s’applaudissait des heureux effets de ses fiançailles, l’avenir s’ouvrait devant lui rose et riant comme le matin d’un beau jour. Trois mois ! Hélas ! En trois mois, qu’il passa d’eau sous le pont !Quelque temps après ses fiançailles, Michel eut un gros chagrin. Dans le village voisin venait de s’installer un violoneux ! C’était un grand garçon, bien bâti, avec de superbes moustaches noires relevées en crocs, d’où la séduction se dégageait sans cesse, comme l’électricité des pointes. Dés son installation, sa renommée s’étendit par le pays comme une traînée de poudre. Le pauvre Michel se vit délaissé par sa meilleure clientèle. On n’eut plus d’yeux que pour le violoneux, d’oreilles que pour le violon, de jambes que pour les airs nouveaux importés par le séduisant artiste. Une vielle ! Ah ! La bonne plaisanterie ! Comment avait-on pu, si longtemps, se contenter de cette serinette qui semblait combiner tous les bruits déplaisants de la nature, depuis le miaulement du chat jusqu’au bruissement d’une guêpe sur un carreau ? Ah ! Le violon ! A la bonne heure ! On en joue dans les meilleurs salons, et les dames se pâment d’aise. On cite un violoniste qui ont fait fortune… Et puis, tout mis à part, le violon, c’est beau… Cela vous a des notes tantôt claires comme un chant d’oiseau, tantôt graves et profondes comme un soupir du vent dans les grands arbres. Et Bertrand en jouait si bien ! Il avait si bonne mine, le bras gauche étendu le long du manche, la main droite serrant l’archet entre le pouce et l’index, tandis que les trois autres doigts s’arrondissaient en coquille ! Et ses yeux qui regardaient le ciel, et son menton délicatement appuyé sur la boîte, et sa moustache, sa belle moustache ! Qui frôlait les cordes tendues et semblait vibrer avec elles ! Quinze jours après son arrivée, Bertrand ne comptait plus ses succès… Si le soir, on entrevoyait un couple enlacé recherchant le mystère des aulnaies, on pouvait se tromper sur le nom de la belle mais l’autre… Toujours lui. Michel se consolait de son abandon, et de la vogue toujours croissante de son rival, en songeant au bonheur suprême qui s’approchait de jour en jour. Fanchette, cette perle, valait bien les pièces blanches qui pleuvaient dans la casquette de Bertrand, et le sourire de ses dents de lait sous ses lèvres mutines était certes plus doux que tous les baisers dont le violoneux pouvait amasser la moisson. C’était un samedi soir. On devait publier les bans le lendemain, à la grand-messe de la paroisse. Sur la place de l’église, à la nuit close, les fiancés se rencontrèrent. Elle parut troublée, mécontente. – Où vas-tu ma petite Fanchette ? – Chez moi. – Tu n’en suis guère la route – J’ai pris un détour. – Veux tu que je t’accompagne ? – Non merci – Laisse-moi t’embrasser. Elle lui tendit son front, froid comme un marbre sous les cheveux blonds qui le couvraient d’un imperceptible réseau. Michel déposa sur ce front un baiser où passa toute son âme… Fanchette glissa entre ses doigts et s’enfuit… – A demain à la messe – Oui Elle disparut. L’amoureux resta seul, le cœur serré par le pressentiment d’un malheur. Il lui semblait qu’il venait d’embrasser une morte. Le lendemain, Fanchette avait quitté le pays en compagnie de Bertrand le beau violoneux. Quatre ans se sont écoulés. C’est jour de foire au gros bourg, de ces foire où les baladins se donnent rendez vous pour capter à l’envie les gros sous de nos paysans. De tous côtés, sous le clair soleil, les baraques étalent leurs toits gris, parés d’enseignes multicolores. Les groupes se pressent à chaque entrée, saturés d’atroce musique, de poussière et de chaleur, curieux quand même et bouche bée devant les annonces extravagantes. Michel est dans la foule. Son œil est plus triste que jadis ; une ride coupe son front, cicatrice de la douleur ancienne. Il voit sans regarder, il entend sans se rendre compte. Chez certaines natures, le bruit, comme un bercement, endort la souffrance. Sur l’estrade où erraient ses yeux vides, était un escabeau, haut de plusieurs pieds, au sommet duquel un paillasse à la tête d’âne jouait du violon. Contre la façade de la tente, l’image grossièrement peinte d’une femme tendant à ses visiteurs une baguette d’où jaillissaient des étincelles. Au-dessus, une enseigne : LA BELLE EVA FEMME TORPILLE Tout à coup, un juron, un cri d’effroi, puis dans la rumeur de la foule bousculée, le râle d’un agonisant. L’homme à la tête d’âne, tombé de son perchoir, venait de se briser les reins sur un pieu de fer, fiché en terre pour soutenir la baraque. Il était mort. Aidé de quelques autres, Michel emporta sous la toile ce cadavre grotesque, dont la tête d’âne, impassible, dressait encore les oreilles narquoises sur l’anéantissement des membres et du tronc. Il dégrafa les oripeaux sordides, enleva d’un tour de main le masque de carton. La vraie tête apparut… C’était Bertrand. La belle Eva, en maillot et corsage de velours s’était précipitée, hurlant, roulant sa tête sur la poitrine du cadavre. Michel reconnut ses cheveux blonds, ce cou grêle, cette voix qu’altéraient les sanglots. Pauvre Fanchette ! Il sentit monter à son cœur une immense miséricorde. Elle l’avait donc bien aimé, celui que la mort venait brusquement de surprendre, pour s’abandonner ainsi à cette vie misérable, où les déboires sont de tous les jours, les joies de jamais ! Pour lui, elle avait consenti à s’exhiber aux regards des curieux, à s’exposer aux grossièretés, aux convoitises. Ah ! Certes, il la plaignait, cette pauvre dont l’amour, comme le sien, n’avait été qu’un long et douloureux calvaire ! Cependant la baraque se vida. Bertrand était mort et bien mort, il n’y avait plus rien à voir. Les curieux s’éparpillèrent, cherchant déjà la façon dont ils diraient, le soir, à table, devant leur famille : je viens de voir se tuer un homme. Michel resta. Fanchette avait cessé de pleurer. Il lui prit doucement la main. Elle se retourna, les yeux secs. Dans sa première surprise, elle eut un petit cri, un soubresaut ; puis un éclair passa sur son visage. Ils ne disaient rien, devant eux, sur trois chaises, Bertrand était étendu sur le dos, déjà raide, la figure crispée par les convulsions dernières. Son corps apparaissait à travers le costume déboutonné. Une large ecchymose lui bleuissait le flanc. Les yeux étaient fermés, les lèvres blanches. Les moustaches, toujours noires et droites, semblaient survivre à cette ruine. La tête d’âne gisait à côté. Michel et Fanchette se regardaient toujours. Elle était debout maintenant. Un vieux maillot couleur de chair enveloppait ses jambes débiles, un corsage en velours fané laissait voir par une échancrure carrée la naissance des seins. Sa figure tirée par quatre ans de misère conservait malgré tout son charme d’autrefois. Les dents étaient blanches, les cheveux aussi blonds ; les yeux semblaient agrandis par l’amaigrissement des pommettes et par le cercle de bistre que dissimulait mal la poudre de riz. Michel cherchait vainement un mot à placer pour rompre ce silence obsédant. Son esprit, bouleversé par mille émotions d’ordres divers, se refusait à lui fournir une idée. Lentement, les yeux sur ses yeux : – Es-tu devenu riche ? Lui dit Fanchette. – Non. – Reste avec moi, tu le remplaceras, tu joueras de la vielle. Michel sentit le sang lui affluer à la tête, ses oreilles bourdonnaient, la baraque lui semblait tourner. Il chancela comme un homme ivre et fit un pas de côté pour conserver son aplomb. Ce mouvement fit basculer une des chaises qui soutenaient le cadavre. La tête, privée de support, se renversa dans le vide, les cheveux pendants, oscillants comme un balancier de pendule. Une écume rougeâtre vint aux lèvres et se perdit dans les moustaches au bout desquelles perla bientôt une double goutte de sang. Et comme Michel, épouvanté de ce qu’il venait de faire, hésitait à ramasser la chaise, Fanchette lui saisit le bras, et d’une voix où pointait l’impatience : Allons ! C’est dit n’est-ce pas ? Michel se dégagea et s’enfuit sans mot dire. De retour au village, il fit une longue maladie dont il se releva vieilli comme on le voit à présent. Là s’arrêtait le récit. Nous entrâmes. Le ménétrier, sur son estrade, jouait une polka. Le soir, ma voisine ne reçut pas de vers.




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Sources/Mentions

  • Monographie du canton de Saint-Sulpice-les-Feuilles